La tradition du pain bénit est plus que séculaire à Bouillon. Elle remonte au moyen âge, au temps où les corporations étaient florissantes et avaient coutume de mêler l'idée religieuse à la célébration de leur fête. A cette époque existait, à Bouillon, la corporation des bûcherons dits "MIQUELETS". On prétend que ces "miquelets" étaient, pour la plupart, des soldats espagnols que le hasard des guerres, au 17ème siècle, aurait amenés dans le duché de Bouillon. Ces "miquelets" s'occupaient de l'abattage et du flottage du bois sur la Semois au moyen de claïonnées, c'est-à-dire deux grandes perches parallèles sur lesquelles ils liaient des fagots qu'un pilote, muni d'un ferret, dirigeait et abordait où il voulait. Or, ce flottage n'était pas sans danger de sombrer, vu les récifs et les rapides de la rivière : c'est pourquoi ces bûcherons s'étaient mis sous la protection de St. Nicolas qu'ils avaient choisi pour leur patron et protecteur.
Chaque année, le 6 décembre, ils fêtaient et organisaient à cette occasion, une procession du "pain bénit". La veille avaient lieu dans la ville et les écarts, les "ombardes" c'est-à-dire les aubades données par les miquelets musiciens et consistant en quelques notes de polka ou de valse, pendant que les autres membres de la société recueillaient, de porte en porte, des deniers destinés à couvrir les frais de pain bénit. Le jour de la fête, ces pains étaient empilés, en forme de colonne, sur une civière portée par des jeunes filles vêtues de blanc. Devant la civière se trouvait une petite statue de St. Nicolas, haute de 42 cm, sculptée par un de ces miquelets.
Les pains, véritables gâteaux mollets, étaient apportés à l'église où ils étaient bénits, découpés et distribués par des jeunes filles à l'assistance. Le reste était remis aux souscripteurs, au prorata de leur générosité. La journée se terminait ensuite par des fêtes de famille et le soir, un bal par invitation se donnait à l'Hôtel de ville. Cet historique de la fête du pain bénit date du début du 19ème siècle. En moins d'un demi-siècle, la forte race des miquelets s'est éteinte et, avec eux, leur corporation. Les bûcherons sont devenus les ferronniers, ouvriers de la quincaillerie du bâtiment, industrie qui prit naissance à Bouillon au début du siècle dernier. Une bonne partie de cette main-d'oeuvre devenue disponible s'est alors dirigée vers les usines de ferronnerie qui débutaient, utilisant l'eau comme force motrice et le charbon de bois comme source de chaleur industrielle.
Les ferronniers ont alors repris la tradition des miquelets en transposant la fête du 6 décembre au 1er décembre, jour de la fête de St. Eloi, patron des ouvriers travaillant les métaux et de ceux qui se servent des chevaux. C'est vers 1870 que s'est faite la substitution. Quelques fervents de la hache et de la scie continuèrent néanmoins encore, pendant quelque temps, à fêter St. Nicolas par des festivités plus restreintes. En 1878, un jeune vicaire de la paroisse fondait la Société Ouvrière Mutualiste St. Eloi qui, depuis cette date, organise annuellement, à pareil jour, le cortège du pain bénit de St. Eloi.
Rien n'est changé à la tradition. Le cortège est prêt à partir : l'Harmonie Communale remplace l'ancienne aubade et forme escorte jusqu'à l'église, au son de ses plus belles marches de cortège, mettant ainsi une note de gaieté dans la fête. Les civières portant les pyramides de gâteaux mollets, hautes de 2 mètres, fleuries et enrubannées, sont le produit de la souscription de la population tout entière à la fête, de même que les autres mannes qui suivent. A la base de chacune des pyramides se trouvent deux énormes gâteaux appelés "rouyots"; ceux-ci vont être découpés et distribués à l'offrande de la messe à toute l'assistance; le reste des gâteaux sera remis, par part ou par gâteau entier, aux souscripteurs. Une délicieuse brioche sera distribuée à tous les enfants des écoles gardiennes et primaires, libres et officielles, afin que, rentrant chez eux à midi, la maman fasse comprendre par ce petit symbole que c'est le travail journalier du papa qui procure le pain chaque jour.
L'office terminé, le cortège se reforme pour conduire les pains à l'endroit où doit se faire la découpe-répartition. Des jeunes porteurs font la distribution, de porte en porte, aux souscripteurs de la ville, sans oublier les malades, car chacun d'eux reçoit sa tranche de pain bénit. Puis chacun rentre chez soi pour continuer la fête en famille et le soir, à la salle des fêtes de la Ville, un bal populaire termine, dans la joie, cette belle tradition, cette fête professionnelle.
En général, la fête de St. Eloi est considérée, par le monde ouvrier, comme une pause avant d'entamer la saison d'hiver à l'usine. L'ouvrier chrétien remercie le Tout-Puissant pour sa protection pendant l'année écoulée et Lui demande, par l'intercession de son patron St. Eloi, de bénir son travail de demain.
Texte : A.LENIERE (le 12/01/1965) Photos : Pascal Micha (2004)